Après
Pavie, c'est encore et toujours la plaine. Je commence à aimer cette
grande étendue plate, couverte de rizières et de champs de mais.
Les chemins sont souvent excellents, empierrés ou en terre, comme
les nervures d'une grande feuille que serait la plaine du Po. A
Corteolona, je m'arrête devant une magnifique cascina (sorte de
grande ferme, exploitation familiale) gothique. Un passant me dit
qu'elle serait située sur un ancien palais des rois longobards.
Passant Belgioioso (beau-joyeux), je poursuis sereinement mon chemin
jusqu'à Santa Cristina e Bissone où je retrouve finalement pas mal
de monde: le couple d'Australiens du Grand-Saint-Bernard, Daniel
Blanc, Valdostain rencontré la première fois à Ivrea, et un
pensionné italien. Nous dînons ensemble et c'est l'occasion
d'échanger des tuyaux, des impressions sur le pays, les gens et
parler un peu de soi. Les sujets sont jusqu'alors assez récurrents:
l'impact du pélérinage sur sa vie, son pourquoi et comment.
Je
croiserai encore souvent Daniel, dont nos parcours ne cessent de
coincider, du à notre rithme similaire (30-35 km) et au fait que la
géographie changeante fera que les étapes seront imposées par les
logements disponibles. Je traverse ce qu'il me reste de rive gauche
du Po et arrive à Corte Sant'Andrea, passage obligé pour tous ceux
qui suivent le trajet de Sigéric. A peine arrivé par la digue à la
hauteur du village, je suis interpellé par un enthousiaste qui me
somme d'aller m'assoir et l'attendre devant sa maison. Je m'installe
en compagnie des deux chiens, trop content de me reposer à l'ombre.
Il revient quelque minutes après, suivi de peu par Daniel et nous
bavardons. Agriculteur pensionné, il est un peu l'agent de liaison
du passage du Po sur son côté rive du fleuve. Nous prenons notre
casse-croute et un café en attendant d'arrivée de passeur. Enfin,
celui-ci finit par apparaître. Danilo s'occupe de faire passer les
pèlerins depuis le tout début du renouveau de la Via Francigena.
Pensionné également, et passionné d'histoire, sa petite maison et
couverte d'ex-votos dédiés à Sigéric, à la Via Francigena et au
passage du Po (Transitum Padi). Les lieux sont d'ailleurs proprements
marqués: statue de la Vierge, colonnes commémoratives, un
ambarcadaire en bonne et due forme sur la rive gauche, plus modeste
sur la rive droite du à son ensablement. Nous profitons à fond du
trajet en vedette, c'est le seul transport que nous nous sommes
autorisés à prendre!
Après
les derniers kilomètres de faubourgs, c'est fourbus que nous
arrivons Daniel et moi, chacun à son tour, à l'auberge à Piacenza.
On m'a décrit la ville comme peu intéressante, mais la cathédrale
romane est magnifique et l'accueil très chaleureux. J'ai droit à
un flot d'explications sur une route variante passant par les
montagnes (Via degli Abati), que je ne prendrai pas, celle-ci
compartant trop d'imprévus. Daniel et moi nous croiserons encore
régulièrement durant la journée qui suivit. Celle-ci fut peut-être
la moins belle de toutes, car nous décidons de prendre un raccourci
par la Via Emilia, grande artère routière d'origine romaine menant
tout droit à Rimini. Nous avons même droit à deux rivières à
traverser à gué. Le soir, c'est Fiorenzuola, petite cité discrète,
un peu surgie de nulle part, comme toutes les autres. Le lendemain
midi, j'arrive à Fidenza sans encombres où je m'empresse de faire
des courses et passer par la poste. Ce sont toutes les deux des
villes assez anciennes, avec de belles églises romanes plus ou moins
remaniées, et de beaux campaniles à leur centre. Chaque fois, il y
a une place centrale un peu cachée au sein d'une enceinte depuis
longtemps disparue, et autour de laquelle passent d'assez larges rues
toutes droites. Le temps est également invariablement beau. Ajouté
au plat éternel du paysage, j'ai un peu peu l'impression de tourner
en rond.
Ceci
changera portant immédiatement après Fidenza, avec les toutes
premières côtes des Apennins. Ce ne sont pas de très hautes
montagnes (elles ne dépassant localement pas les 2000 mètres), mais
le chemin me fait traverser les contreforts, alternant montées et
descentes qui me font sentir satisfait de ma journée en arrivant à
Costamezzana. C'est un village un peu perdu où heureusement la
mairie tient une auberge pas chère et le burau de
tabac/bar/restaurant du village nous fait un prix pour un excellent
repas et un coup de rouge. Puis, vient une étape trop courte à mon
goût (27 km) pour arriver à Sivizzano. Je profite du fait qu'il
n'est que 16h00 pour achever ma journée sur un sentier marqué sur
la carte mais qui me fait faire un hors-piste palpitant traversant
les crètes des collines déchiquetées par les sècheresses et
surplombant les des vallées alentours. A Sivizzano, qui n'est en
fait qu'un hameau malgré tout équipé d'un prêtre sénégalais
habitant l'immense cure avec sa compagne, nous sommes très
honorablement logés par un gentil vieux couple s'occupant du gîte.
Malheureusement, nous mangeons mal pour 30 euros dans
l'attrape-pèlerin du village, avec une engueulade de la patronne
pour moi, que je trouve avoir efficacement rendue. Je le regrette
d'autant plus que le gîte était équipé d'une magnifique cuisine
que j'aurais été ravi d'utiliser. C'est une question que je pose
maintenant systématiquement. En effet, les magasins regorgent
d'excellentes choses locales et la bière est chère en Italie.
Néanmoins,
nous rencontrons à Sivizzano Willem, pensionné néerlandais
d'excellente compagnie qui fait le voyage depuis Canterbury. Nous
voyageons quasiment à trois le lendemain, lors d'une longue et
difficile étape jusqu'à l'Ostello della Cisa. deux kilomètres
avant le col du meme nom. Il est tenu par un gentil couple avec deux
enfants qui y passent tout l'été. Nous y trouvons un autre
Néerlandais, Johannes, et nous passons une soirée de poêle à bois
ronflant, de tagliatelles aux cèpes, à parler de Dieu et de la
spiritualité du pèlerin. Ceci n'est pas très proche de la réalité,
mais la vie de pèlerin ne l'est pas non plus. C'est au contraire un
voyage en dehors du concret, où l'occupation et les préoccupations
sont tellement différentes qu'on a l'impression de faire un long
rêve éveillé.
Dimanche,
c'est jour de pluie. Nous passons le col, puis descendons la vallée
en traversant une forêt qui me donne l'impression d'être une forêt
tropicale humide, tant elle est verte et servant de couloir à
quelques nuages faisant la route en sens inverse. Nous arrivons au
Couvent des Capucins à Pontremoli en début d'après-midi. Nous y
sommes accueilli par un vieux frère bavard, prenant le temps de nous
expliquer l'histoire du monastère, en nous offrant un verre de vin,
et en nous montrant méticuleusement les divers équipements mis à
la disposition des pèlerins, tout ceci pendant que nos vêtements
et sacs ruissellent sur le dallage. Après une douche réconfortante,
je pars à la recherche d'un magasin pour acheter de quoi manger le
soir et j'en profite pour visiter la ville qui ne manque pas d'un
certain charme montagnard. Les ruelles sont étroites et la vieille
ville coincée entre deux torrents. A 18h30, c'est la messe, à la
fin de laquelle le moine qui nous a accueilli ne manque pas de faire
remarquer notre présence à l'assemblée, en complémentant notre
intérêt pour la Sainte-Messe et pour le couvent. Le soir, c'est à
nouveau un repas entre nous. Daniel, Willem, Johannes et moi devons
donner l'impression d'être de vieux amis alors que nous ne nous
connaissons que depuis si peu.
Le
lendemain, seuls Daniel et moi effectuons la descente vers Aula. La
ville a été intégralement détruite durant la dernère guerre, à
l'exception de l'acienne abbaye bénédictine où la commune tient un
très confortable gîte. Déjà, la vallée s'est élargie et nous
pressentons la présence de la mer, mais nous sommes encore bien
entouré par les collines. Mardi matin, je prends le chemin officiel
qui me fait traverser ces dernières collines par un magnifique et
escarpé sentier de forêt et j'arrive à Ponzano. Là, tout est
subitement différent: la mer s'étend au bas, une belle garrigue et
des pins ont remplacé la forêt luxuriante et le village présente
toutes les caractéristiques de la Ligurie: rassemblées autour du
clocher qui dépasse, les maisons toutes en hauteur sont séparées
par d'étroites ruelles parfois couvertes, parfois en escalier. Je
descend tranquillement cet environnement méditerranéen jusqu'à
Sarzane, petite ville d'honorable beauté où je mange mon pain, mon
fromage et mon saucisson dans un parc. L'après-midi, je parcours la
banlieue éternelle qu'est le pourtour de la Méditerranée jusqu'aux
ruines de la ville romaine de Luna. Je m'exstasie devant les murrets
restants d'une maison du Haut Moyen Age... Le soir, dîner en
tête-à-tête avec Daniel à Avenza.
Puis
vient une matinée trop longue à travers les banlieues sans charmes
de la ville industrielle de Massa et les immenses industries de
taille du marbre de Carrare... Heureusement, l'après-midi me réserve
la visite sommaire de Pietrasanta, tout comme Sarzane à la charnière
entre la Ligurie et la Toscane, et enfin de jolis sentiers pour
retraverser la montagne vers Lucques. Après de satisfaisants 37
kilomètres, j'arrive sainement fatigué à Valpromano, encore un
hameau de collines, mais très agréablement tenu par deux pensionnés
italiens de la voie de Saint-Jacques, avec qui je passe la soirée à
passer en revue les variations sur le thème de la décadence morale
de l'Italie.
Ce
matin, je suis arrivé à Lucques, déjà en Toscane. La ville a
l'air splendide, je dois encore la visiter. C'est en fait la première
vraie ville depuis Pavie, et son passé romain est encore visible
grace au tracé quadrillé de ses rues et son amphithéatre couvert
de maisons. Les ruelles encombrées donnent sur des églises romanes
aux façades doublées de marbre. C'est vraiment l'Itale, un peu snob
mais sympathique dans le fond, et s'est le début de la dernière
région à traverser avant le Latium et Rome.